La Croisée des Chemins

Carnet de bord d’Anna Delay

I. La Bibliothèque

Doissetep, la plus grande fondation hermétiste existant à ce jour…

Doissetep, presque une légende pour certains mages, et où d’autres auraient donné n’importe quoi pour se rendre un jour…

Doissetep, sise dans le Royaume d’Ombre des Forces… Doissetep, et ses immenses bibliothèques aux ouvrages centenaires…

Doissetep, que Hugo avait qualifiée de « panier de crabes », un jour, sur le Net…

Voilà que nous nous trouvions à Doissetep, dans une salle de la taille d’un stade, aux murs de chêne épais, aux énormes étagères emplies de livres et éclairées par des candélabres de bronze posés ça et là, sur des tables poussiéreuses. De grands piliers de bois, tous les dix mètres, soutenaient les plafonds, et certains servaient de support à des escaliers en colimaçon permettant d’accéder aux étages supérieurs et inférieurs – à vue de nez, nous devions nous trouver au troisième – … Et partout des livres, des livres, et encore des livres…

Et Sardenia, entouré de Bogart Irons et de sa troupe de lunatiques, disposés en un vague demi-cercle assez resserré autour de nous, Sardenia et son sourire moqueur, portant dans la main gauche le Scorpion vibrant d’une lueur rougeâtre, et tenant sous le bras un gros volume relié de cuir. Tous étaient encore vêtus de noir de la tête aux pieds, les hommes comme les femmes, y compris le chauve et herculéen Bogart au bras cybernétique, dans son long trench-coat. Ils braquaient sur nous leurs fusils mitrailleurs. Nulle part je n’apercevais l’énigmatique Kyo, qui avait doublé tout le monde dans le Labyrinthe, mais ce qui se trouvait devant nous n’engageait pas à partir à sa recherche.

« Je vous les laisse, amusez-vous bien ! » ricana Sardenia. Les Maraudeurs appuyèrent sur les détentes de leurs armes. Sauf que rien ne sa passa. Ces crétins n’avaient pas pensé que dans un paradygme qui avait cinq-cent ans et des poussières de retard, de telles armes ne fonctionneraient pas.

« Mais non, imbéciles ! » lança Bogart, alors que Sardenia tournait les talons, accompagné de deux de ses hommes. « Utilisez la magye ! »

C’est alors que Philippe, qui avait levé les mains à hauteur de sa poitrine, produisit un violent flash. N’eût été la visière teintée de ma combinaison, j’aurais été aveuglée, tout comme deux des Maraudeurs, qui poussèrent des exclamations de surprise. Je n’attendais pas la réaction des dix autres, et me jetai à couvert derrière l’étagère la plus proche ; de là, je vis que Philippe courait à toute vitesse – un peu trop rapidement, même, vers eux, pour passer entre les deux qui se tenaient encore les yeux.

Irons ôta son manteau pour découvrir la chair mêlée au métal de son bras et pointa vers nous sa paume au milieu de laquelle se trouvait un cercle de cristal, qui se mit à briller d’une lumière jaune. Les autres Maraudeurs, voyant aussi bien que moi ce qu’il allait faire, s’éloignèrent de deux pas, sauf un qui fixait Daniel en concentrant une boule violette dans ses mains.

Quant à moi, je m’esquivai vers un escalier, parfaitement consciente du fait que, sans Magye, ( mon Trinity ne fonctionnant sans doute pas ici, et dans le cas contraire, risquant de me prendre « un peu » de Paradoxe), je ne ferais pas de vieux os face à ces douze malades. Mais à peine avais-je eu le temps de percevoir un léger frémissement près de moi, que je me pris dans la figure un coup qui me fit reculer d’un pas, un peu étourdie.

« Reste là, ma chérie… on va s’amuser un peu ! » sourit de manière venimeuse la Maraudeuse qui venait d’apparaître soudainement par un Point de Correspondance. Elle leva sa main gauche où poussaient maintenant de longs ongles en diamant, se prépara à l’abattre sur moi…

C’est alors que tout, autour de moi, devint blanc, gris, noir… La Maraudeuse se figea, de concert avec le temps, et il n’y eut plus que moi, dans cette atmosphère morte, pour jeter encore une touche de couleur. Je remarquai au coin d’un étagère une silhouette, drapée de noir, encapuchonnée, portant un masque blanc, semblable à celui de la Tragédie au théâtre, un masque grimaçant dont un œil versait une larme. « Non. Je ne saurais le permettre… » murmura la silhouette. Une violente bourrasque me poussa sur le côté ; la figure masquée disparut, les couleurs revinrent d’un seul coup… et la Maraudeuse frappa dans le vide, à l’endroit où je me trouvais juste avant. Je n’attendis pas la suite, la cognai par derrière pour la déséquilibrer et repris la fuite.

Ma course toutefois ne m’empêcha pas de sentir une grande quantité de Quintessence jaillir brusquement à la manière d’une explosion, comme si elle venait d’être relâchée ; et un certain nombre de cris retentissaient, je tournai la tête et aperçus une vague lueur pourpre derrière les étagères, sensiblement dans le coin où j’avais laissé Daniel et Philippe. Les cris étaient ceux des Maraudeurs, et je me dis qu’il n’y avait que Philippe pour être assez malade pour faire un rush de quintessence, surtout si Sardenia et le Scorpion se trouvaient encore dans le secteur.

A cinquante mètres de moi, je remarquai un escalier qui montait derrière le groupe de Maraudeurs, la folle aux griffes de diamant me courrait après en me traitant de tous les noms , et je commençai à me demander si j’arriverais à m’en débarrasser. Sardenia revenait maintenant, l’air pas content du tout, traitant ses hommes de crétins « Et dire que vous n’arrivez même pas à vous débarrasser de ces trois merdeux ! » il tenait toujours le Scorpion qui émettait sa lueur rouge, et lorsqu’il leva le bras, des étincelles de la même couleur sortirent de la pierre, ce qu’il ne sembla pas remarquer. Monsieur nous préparait là un bel effet magyque, mais je n’eus pas trop le temps de réfléchir à ce sujet, car le Maraudeur à côté de lui m’aperçut et se dirigea ver moi, pas commode du tout, son corps commençait à émettre des ondes de chaleur.

« Reviens-là, pétasse ! » hurla ma poursuivante en me sautant dessus pour me balancer un coup de coude dans la tempe. Un peu sonnée, je titubai et heurtai une étagère et, dans un réflexe, attrapai un bouquin pour mieux lui taper dessus. « Mais à quoi tu joues, sale idiote ? « se moqua-t-elle en bloquant mon coup, avant de laminer le bouquin avec ses ongles, L’autre, derrière s’approchait toujours et je ne sais pas ce que j’aurais fait contre deux Maraudeurs si, à ce moment, une étrange vibration n’avait traversé l’air.

Des chœurs, aériens, éthérés, retentirent autour de nous. Les maraudeurs s’arrêtèrent, surpris, mais Sardenia l’était encore plus qu’eux. Cette scène devait rester gravée en moi, comme une vision à la limite du rêve et de la réalité : Daniel, aux prises avec une sorte de serpent électrique enroulé autour de son poignet et de sa cuisse ; Philippe à genoux sur le sol, l’air d’être sur le point de tourner d l’œil ; Bogart, qui l’instant d’avant secourait son membre cybernétique crépitant d’étincelles sous l’effet du Paradoxe, ayant à nouveau le contrôle de son bras ; les Maraudeurs, figés devant Sardenia… Un Sardenia, au-dessus duquel brillait maintenant intensément, sur le plafond, un point doré, qui courait dans l’air pour former un cercle. Sardenia qui baissa un instant le bras, étonné.

Un rideau de lumière descendit du cercle pour le frapper de plein fouet, dans un bruit de clochettes cristallines. Notre ennemi portait les mains à sa tête en s’écriant : « Nooon ! Pas encore ! » Puis ses doigts se posèrent sur le rideau, comme pour le déchirer, mais sans y parvenir. Nous entendîmes la surprise, et oui, la terreur dans sa voix, quelque chose qui jamais encore, depuis que nous le connaissions n’y avait transparu ! « Sortez-moi de là, Bogart, Sortez-moi de là ! » Mais Irons reste impuissant, son poing ne faisant que heurter la lumière qui résonne comme s’il tapait sur du fer.

Je tournai la tête, juste à temps pour voir la Maraudeuse me porter un coup de griffes et je me jetai sur le côté. Les ongles se plantèrent dans le mur derrière moi, sans qu’elle puisse s’en dégager. « Voilà ce que c’est de ne pas se couper les ongles ! » dis-je en attrapant un autre bouquin, pour lui taper à nouveau dessus. Malheureusement, si sa tête vola sur le côté, cela ne sembla pas lui faire trop de mal. « Arrête tes conneries, sale pute ! » m’entendis-je répondre. A quinze mètres de là, l’autre Maraudeur fixait toujours Sardenia, qui essayait maintenant de découper son mur de lumière avec une vague d’énergie translucide, rappelant vaguement, à l’aspect et au bruit, une scie circulaire. Les pieds cloués au sol, il devenait de plus en plus hystérique, secouant sa main, comme pour se débarrasser du Scorpion qui lui collait littéralement aux doigts. Bogart, lui, essayait de soulever le dôme, de le cogner, de le griffer, tandis que son patron lui hurlait toujours de le sortir de là. Près de lui, l’un des Maraudeurs porta la main à sa tête et s’écroula.

J’aurais bien aimé que la folle en fasse de même, car son nouveau coup de griffes ne me rata que de quelques millimètres. Je ne sais si elle s’amusait avec moi ou si elle n’avait pas encore remarqué que je ne pouvais utiliser la Magye ici, en tous cas, avec son comparse, derrière, qui se rapprochait à nouveau, j’avais intérêt à ne pas laisser voir cette faiblesse. Mais alors qu’elle se préparait à porter une autre attaque, elle poussa soudain un hurlement, frappée dans le dos par ce qui devait être une boule d’énergie, et s’effondra à mes pieds. Je n’eus que le temps de bondir en arrière, elle commençait déjà à brûler. Plus loin, Philippe, à genoux, me lanca un faible sourire, le bras encore tendu, avant de s’écrouler face contre terre, visiblement épuisé.

« Cynthia ! Chier ! » s’écria le Maraudeur, aux ondes de chaleur en se précipitant vers le corps qui se contorsionnait au sol pour tenter d’éteindre magyquement les flammes. A côté de Sardenia, un autre de ces dingues, l’un de ceux qui était parti avec lui tantôt- sensiblement en train de faire à son tour une absorption massive de Quintessence, tituba, de la fumée sortant de ses narines. Tous semblaient destinés à tomber comme des mouches, sous l’effet de ce chœur obsédant qui ne cessait pas.

Sardenia ne bougeait pratiquement plus, le bras tendu, l’autre tenant toujours son livre serré contre lui, tout son corps devenu gris. Et la grisaille l’envahissait toujours, gagnant son cou, son menton, alors qu’il appelait désespérément à l’aide, hurlant à présent tout et n’importe quoi. « Christine ! Kopasek ! Ca ne peut pas se passer comme ça ! C’était moi le patron ! » Son dernier cri mourut dans sa gorge. Le visage figé dans une ultime grimace de rage, Sardenia ne fut plus qu’une statue grise, il tenait encore serré dans ses doigts, le Scorpion rouge rubis, seule note de couleur lumineuse, sur sa personne, qui, jusqu’au livre, avait été pétrifiée… Le Scorpion, tendu vers le ciel, comme une ultime offrande.

Bogart frappa le rideau une dernière fois du poing, et fut cette fois capable de le traverser. Il porta les mains à sa tête, de même que Cynthia, de même que le Maraudeur à côté d’elle ou ceux qui étaient encore debouts. Les regards se voilèrent puis tous glissèrent au sol. Et il ne resta plus que nous : moi, mon bouquin dans la main, Philippe qui se traînait jusqu’à une étagère pour s’y adosser, les yeux clos, ayant tout juste trouve la force d’enlever son casque, et Daniel affalé sur une étagère brisée aux ouvrages répandus, dissipant la lanière électrique qui gravitait autour de son bras en une longue spirale.

Je rangeai le livre que j’avais pris, me débarrassai de mon casque et de ma combinaison que je laissai là où elle était tombée, et me dirigeai vers mes deux compagnons. Des pas précipités se faisaient maintenant entendre, dans les escaliers des étages supérieurs, des voix, plus ou moins affolées : « C’est de là que venait l’énergie ! » On n’allait pas tarder à nous demander des explications, mais pour le moment, je n’avais pas la tête à penser à quoi que ce soit d’un tant soit peu élaboré.

« Merci, Philippe » murmurai-je en posant la main sur l’épaule de l’Orphelin, qui , le visage rouge vif, semblait dormir. Puis je me laissai glisser à côté de lui, le long de l’étagère, et restai là, les coudes sur mes genoux repliés, toute tremblante, et prise d’une grande envie de dormir, moi aussi, à fixer la statue de Sardenia.

C’était lui qui avait mis en route le système Deva dont les conséquences maintenant menaçaient de détruire tout Strasbourg. C’était lui qui avait tué Anna et utilisé la petite Marie comme un vulgaire réservoir à Quintessence. Un Choriste aurait dit que son sort était une punition divine, moi je pensais juste « Bien fait pour sa gueule ! » Dans les derniers reflets dorés du cercle qui s’était maintenant brisé en des milliers de particules tourbillonnantes, Sardenia était enfin vaincu.