Le Miroir des Mondes

Carnet de bord d’Anna Delay

Introduction

J’ai toujours adoré ce qui, de près ou de loin, touchait à l’informatique.

Déjà toute petite, je cassais les pieds à mes parents pour qu’ils me laissent utiliser l’ordinateur familial (à l’époque, c’était un Commodore 64, ça venait juste de sortir) ; et si on avait le malheur de m’y autoriser, je n’en décrochais plus de la journée. Ma première console a été une Atari GX 4000, ce qui aujourd’hui passe pour un véritable fossile et ne serait même plus assez bon pour faire la cuisine dessus, mais qui l’année de mes cinq ans – j’en ai à présent dix-neuf – avait été un merveilleux cadeau. Je dois dire que j’ai essayé pas mal de modèles différents au cours de ma ” jeunesse “, y compris les japonais, ce que mes parents n’ont pas trop mal pris puisqu’à côté de cela, j’ai toujours été quelqu’un de très ouvert et spontané. Peut-être même un peu trop, en fait. Et bien évidemment, avec de tels loisirs, je traînais le plus souvent avec les garçons de ma classe plutôt qu’avec les filles ; mais je n’ai jamais trouvé cela anormal, et je continue allègrement à le faire. Je suis une femme à hommes, comme dirait Laurent.

Aujourd’hui, il m’arrive encore de me détendre (si, si) devant un jeu vidéo ; la seule différence, c’est que je le bidouille ou le crée moi-même. C’est à la limite un peu dépassé pour moi, mais passons.

A l’école primaire, j’attendais toujours avec impatience la séance hebdomadaire ” aux ordinateurs “, comme piaillaient les gosses, et ça me fait bien rire quand je repense à ces vieux MO5 et à la petite tortue bien ridicule que ces mêmes gamins essayaient de balader sur l’écran par Logo interposé. Comme quoi, il leur en fallait peu pour s’amuser… Moi, je potassais des bouquins de basic que mon loufoque de frangin me piquait à la bibliothèque, je m’essayais à mes premiers programmes et à l’art de poser à l’instit’ des questions auxquelles il ne savait que répondre, et je concrétisais mes essais et découvertes une fois rentrée chez moi ; je voulais faire mieux que les jeux qu’on voyait tourner sur ces bécanes, et comptais bien y arriver.

Je n’avais que sept ans, mais déjà mon père m’appelait avec fierté ” son petit génie ” ; c’est peut-être pour cette raison qu’il m’a passé la plupart de mes caprices, dont le dernier en date, et pas le moins gros, a été de vouloir absolument faire mes études à Strasbourg alors que nous habitons Paris.

En réalité, il ne s’agit pas d’un simple caprice visant à vivre en-dehors de ma famille pour sortir quand je veux et faire ce qui me plaît. Bon, d’accord, je dois reconnaître qu’il y a tout de même un peu de cela ; de toutes manières, avec ce que gagnent mes parents, ils peuvent largement me payer mon trois-pièces au quatrième étage place des Halles, si facilement que ce dont je dispose comme ” argent de poche ” dépasse confortablement mes prévisions budgétaires mensuelles. Mais ce n’est pas la principale raison – ça, ils auraient très bien pu le faire à Paris, surtout avec Laurent qui ne décolle pas de chez eux parce que c’est tellement plus pratique d’avoir maman pour laver son linge et faire à grailler.

La principale raison, c’est que je suis mage.

Pas depuis toujours. Et le premier qui essaie seulement de m’imaginer en robe de bure avec un grimoire dans les mains et du latin pourri plein la bouche, je lui colle mon Trin dans la figure. En fait, j’ai connu l’Eveil, comme on dit entre nous, il y a quelques années. Je m’en souviens bien ; c’était l’année de mes quinze ans, alors que mon père venait de s’acheter un tout nouveau modem pour son PC. Je me baladais sur le Web, touchant à tout et à n’importe quoi, essayant plusieurs sites et tapant le squatt dans diverses chat-rooms, lorsque je suis tombée par hasard sur un type qui se faisait appeler Vecteur Hugo, et dont l’humour avait quelque chose me rappelant celui de Laurent. Un nom un peu bizarre pour un gars qui ne l’était pas moins, mais qui semblait m’avoir à la bonne, à un tel point qu’on s’est mis à s’échanger régulièrement des messages et à se retrouver on-line pour se raconter nos vies. Tout ça sur les réseaux des entreprises et des facs, parce que le Net n’était bien sûr pas aussi développé que maintenant. Je me disais que je n’avais jamais rencontré quelqu’un tapant aussi vite que lui sur un clavier, en tous cas au vu du peu de temps qu’il mettait à répondre ; ce que j’ignorais à l’époque, c’est que Hugo était un Adepte du Virtuel, et que j’étais sans même le savoir bien partie pour suivre ses traces.

Le jour où je me suis retrouvée connectée avec un drôle de petit smiley qui disait s’appeler Audrinn et qui était en fait mon Avatar… eh bien, j’ai été vraiment surprise.

Je n’ai jamais rencontré Hugo en chair et en os, ce qui est très courant chez les Adeptes. Cela ne l’a pas empêché de m’apprendre tout ce que je sais aujourd’hui en matière de magye. C’est lui qui m’a enseigné la théorie super-tordue de la Correspondance et ses applications (c’est sympa de se promener dans la rue les yeux fermés sans risquer de se manger un passant, un poteau ou une poubelle…), la perception du Prime, l’utilisation des Forces (Hiroshima dans son salon) ou encore la conception trinaire de l’informatique. Depuis ce temps-là, j’appartiens moi aussi à sa Tradition, et je dois dire que tout cela est une expérience vraiment fantastique. Franchement, j’aurais pas aimé me balader en robe de moine à la place.

Evidemment, il existe des désagréments liés à l’usage de la Magye (la vraie magye, celle avec un Y et plein de majuscules), ce que m’a appris Hugo et que j’ai expérimenté par moi-même à mes dépens. Le jour où j’ai employé mon Trinité nouvellement acquis pour essayer de téléporter les bouquins posés sur l’étagère au-dessus de mon pieu et que Camille (toujours là au mauvais moment, la petite sœur) est entrée à l’improviste dans ma piaule, les bouquins me sont tombés sur le coin de la face, et l’étagère avec. Résultat d’une baffe de Mister Paradoxe quand on pratique la magye vulgaire devant un Dormeur. Pas cool.

Je sais bien, en quittant Paris, j’ai aussi laissé les potes mages que j’avais là-bas ; c’est vrai qu’on rigolait bien avec Kat et les jumeaux, avant que ça ne devienne un peu chaud pour eux à cause d’une bande de Technopolios. Mais au moins, à Strasbourg, je vis seule, et s’il me prend l’envie de chauffer mon café sans mettre de l’eau sur le feu, c’est moi que ça regarde (mais je l’ai quand même jamais fait quand je sortais encore avec Eric et qu’il venait pieuter le soir). Voilà pourquoi je me suis installée il y a deux ans dans notre joyeuse capitale européenne, à faire ma fac de math-info bien peinard le jour et à effectuer le soir mes petites expériences et autres applications plus ou moins magyques dans mon bureau. C’est fou ce qu’on en fait, des découvertes, avec de vieux claviers, une unité de PC, un énorme fatras de fils en tous genre et une bonne dose de Quintessence pour assaisonner le tout. C’est presque aussi expérimental que la bouffe du MacDo. Encore heureux que je sois pas une Ethergirl comme Kat, sinon j’aurais sans doute déjà fait tout péter.

J’en ai fait aussi des rencontres sympa, à Stras’, tombant même par le plus grand des hasards – quoique tout ce qui relève de la coïncidence se révèle parfois trop coïncidental à mon goût – sur un prof d’info, au premier semestre de l’an dernier, qui n’était autre que l’inénarrable Simon Kopaczek, le leader des AV du coin, planquant son Node au campus Descartes et recrutant même parmi les étudiants. Je le connaissais déjà par modem interposé, et je dois dire que je le trouvais cool, bien qu’il ne m’ait jamais convié à l’une de ses soirées virtuelles (mais Simon était un peu de l’autre bord, et c’est vrai que lesdites soirées avaient la réputation d’être particulièrement hot). C’est bizarre, quand même, d’avoir en cours le gars qui te cause de magye, le soir au coin du Trinité.

Quelque part, je me dis qu’il s’agissait vraiment d’une drôle de coïncidence.

Et maintenant, je suis toujours à Strasbourg, on est en novembre 1997, et je commence à me demander dans quelle merde je suis encore allée me fourrer.