Genesis

Carnet de bord d’Anna Delay

29 décembre 1997
Back in Strasbourg

Euh…

Je crois que j’ai un petit problème.

C’est-à-dire que je ne sais pas trop par où commencer.

C’est en grande partie parce que cela fait maintenant trois semaines que j’ai regagné mes pénates strasbourgeoises, et que ma petite escapade à Doissetep me paraît à la fois très tangible et très lointaine. Je suis en train de me demander ce qui a bien pu me prendre de commencer à écrire ainsi mes mémoires ; mais tant d’événements sont déjà arrivés en l’espace de quelques mois à peine… et quelque chose me dit que ce n’est pas près de se terminer. Quand Hugo disait en rigolant qu’être mage, c’est se préparer à un tas d’emmerdes, il aurait pu me dire que ce n’était pas une plaisanterie.

Enfin… Gardons une chronologie à peu près stable. Ou alors, je vais m’embrouiller avant même d’avoir vraiment commencé…

***

Cet instant devait rester gravé dans ma mémoire pour longtemps encore. Quel instant ? Tout simplement celui où s’est offert à mon regard la salle d’interrogatoire dévastée, qui n’était plus qu’un résidu de ce qu’elle avait été avant que la… chose qui avait possédé Daniel ne décide de venir dire un petit bonjour à Maître Porthos. Tout y était calciné, les murs au même titre que les restes de meubles à fines dorures et incrustations. Une sensation lourde y planait, comme si quelque chose d’extrêmement puissant y avait violé toute une série d’anciennes lois, des lois solides de l’univers. En fait, l’endroit paraissait presque maudit. Mais pour ce qui était de ses occupants, à part quelques Fortunae et Quaesitors assez salement amochés, tous étaient sains et saufs. Tous, sauf Daniel.

Trois Hermétistes emmenèrent rapidement notre ami dans ce qui devait faire office de service « Soins Intensifs » à Doissetep ; mais impossible d’en savoir plus à son sujet. Zéphyr était resté très évasif quant à son état, se contentant de nous confier que les chances pour que Daniel nous revienne avec une mentalité stable étaient très faibles. Tout ça parce qu’il avait été possédé par – je cite – « quelque chose qui aurait normalement dû réduire son âme en charpie ». Si je n’avais encore été un peu sonnée à ce moment, rapport à l’onde de choc que je m’étais prise en pleine figure quelques minutes avant, je crois que je l’aurais étripé sur place. Ce n’est que quelques heures avant notre départ de la Fondation, trois jours plus tard, qu’on nous a fait transmettre que Daniel était sauvé, mais dans un grave état de confusion mentale. Rien que de très encourageant, quoi.

Une nouvelle assez étonnante, rendue publique dans les heures ayant suivi « l’accident », a frappé de stupeur tous les anciens de Doissetep : après plus de quatre-cent soixante-quinze ans de monopole sur le pouvoir au sein de la Fondation, le Tytalus Porthos décidait tout bonnement de se retirer et de quitter les siens, nommant de plus comme successeur Hortemone, son principal adversaire politique – Hortemone qui lui-même semblait, à ce qu’on m’a dit, ne pas en revenir. Quelques heures plus tard, Porthos quittait Doissetep en compagnie de quelque Tytali proches de lui et d’Umibôshi, suivis le lendemain par le très mystérieux Caeron. Ce qui fit dire à Philippe : « Pourquoi est-ce qu’un gars aussi balèze que lui s’emmerde à jouer les larbins ? » J’ai beau être une mage des Traditions, là, je n’ai pas trop su quoi lui répondre, parce que je n’y comprenais rien, pas plus qu’Ezéchiel, qui devait vraiment se demander sur quelle bande de dingues porte-poisse il était tombé.

Bien entendu, avec deux des Grands Théurges qui se faisaient la malle, le Conseil des Neuf a été ajourné, et les charmants petites mages strasbourgeois encore sur pied dispensés d’interrogatoire. Raphaël était un peu vexé ; il faut dire que Curtius, après son agression, l’avait désigné comme son remplaçant dans le rôle de Théurge, et l’annulation de la Grande Réunion Magyque™, ç’ a été pour lui le double effet Kiss-Cool, si vous voyez ce que je veux dire.

L’autre nouvelle qui m’a le plus stupéfiée, et sacrément mise en rogne, a été le départ d’Hugo. Je pensais qu’au vu de la façon dont notre conversation téléphonique avait été coupée, il se serait débrouillé pour venir aux nouvelles. En fait, impossible d’avoir vraiment des contacts avec lui durant ces trois jours ; il avait fort à faire avec Diamonda, la donzelle ne devant pas être d’un caractère des plus faciles, et je n’arrivais jamais à lui mettre le main dessus. La veille de notre départ, j’ai été soufflée en me pointant à l’ambassade des AV : pas de Vecteur Hugo dans les parages, mais un simple petit mot scotché sur l’ordinateur principal de la salle : « Pas pu attendre. Ai suivi Diamonda au Crystal Palace. Désolé. V.H. » Et moi, moi, j’étais là comme une conne avec ce misérable bout de papier en main. Les Euthanatos de l’ambassade d’à côté m’ont entendue tempêter et traiter Hugo de crétin dans tout le couloir alors que je regagnais la pièce où j’avais laissé Philippe, Ezéchiel et Raphaël. Mais je m’en foutais royalement. En plus de ça, pas moyen d’utiliser correctement mon Trinité dans ce foutu paradigme Hermétiste, pas de vraies nouvelles de Daniel, encore moins de nouvelles de Carter qui semblait s’être évaporé dans la nature, et bien sûr pas de contacts avec Audrinn. Tout pour me mettre de bonne humeur.

C’est peut-être notre attitude à la fois morose, nerveuse et chiante – parce qu’on était chiants avec ces pauvres Hermétistes, à toujours poser des questions concernant l’état de nos amis, à fouiner partout dans leur Fondation pour éviter de nous tourner les pouces, et à raconter des vannes débiles pour passer le temps – qui a poussé les hautes autorités de Doissetep à nous faire aimablement savoir que la Salle des Mille Mondes était à nouveau utilisable, et que nous pouvions dès à présent l’emprunter pour retourner chez nous. Ni une ni deux, aucun de nous n’a vraiment hésité ; et pour leur faire plaisir, nous avons même décidé de partir tous les quatre ensemble, puisque visiblement personne ne nous en dirait plus sur Daniel et Carter. Bref, après un rapide passage dans leur fameuse Salle pour une Colocalisation-express, nous nous sommes retrouvés dans l’une des ruelles jouxtant la place des Halles, le 29 décembre 1997 à 20h06 très précises, par une soirée neigeuse où la bruine ne cessait de le disputer au vent. Retour dans notre réalité quotidienne, avec juste un peu plus d’un mois de retard.

Après un rapide échange d’adresses et de numéros de téléphone (je n’avais jusqu’à présent que ceux de Philippe), j’ai quitté mes nouveaux camarades pour retrouver mon cher et tendre appartement – quel bol : quand je pense à Ezéchiel qui n’avait pas de bus direct pour rejoindre son chez-lui, à Philippe qui venait de rater le sien, et à Raphaël qui n’avait d’autre choix que de rentrer à pinces parce qu’il n’y a pas de ligne près du séminaire ! J’étais assez heureuse que tout cela se soit calmé, heureuse d’être de retour dans un paradigme si proche du mien ; mais en même temps, je sentais comme une sorte de malaise qui naissait en moi… comme si cette ville était une maison qui m’appartenait, mais qui aurait été abandonnée depuis des dizaines d’années, et dans laquelle je ne me reconnaissais plus. C’est cela : je ne me reconnaissais plus dans ce Strasbourg qui semblait un peu mort et désolé. Peut-être n’était ce pas seulement la ville, mais quelque chose d’autre encore… Pas moyen de le savoir. Et pas non plus le genre de pensées que j’ai en temps normal. Je crois que je me sentais déçue, un peu abandonnée ; je m’attendais à tellement plus de la part d’Hugo, aussi.

Une bonne grosse pile de courrier m’est tombée sur les pieds quand j’ai ouvert ma boîte aux lettres. Cartes de vœux, lettres, quatre exemplaires du MASS, quelques prospectus et factures. Heureusement que je ne suis pas abonnée à L’Alsace, le facteur n’aurait plus su où mettre tous les numéros du mois qui venait de passer ! Arrivée devant ma porte au quatrième, une autre sensation, très perturbante, m’envahit ; une sensation qui m’a fait poser mon courrier contre le mur pour être sûre que je ne rêvais pas. L’impression de voir à mes pieds une marche, en lieu et place de mon couloir, une marche et plusieurs paires de chaussures alignées, suivies d’un corridor clair agrémenté de quelques tableaux de goût, le tout d’inspiration plutôt orientale.

Mais non. Je n’étais pas l’Anna Delay de la Terre-Miroir, la consultante de Guido Sardenia ; j’étais moi, et je rentrais chez moi, à Strasbourg, retrouver ma vie d’étudiante, mes partiels qui suivraient immédiatement les vacances, les repas pris en trombe au RU de l’Esplanade et les gentils reproches de mes parents qui voudraient sans doute bien savoir ce que j’étais allée faire en Hollande durant tout un mois, pourquoi je n’avais même pas fait de photos, et surtout pourquoi je n’avais pas appelé.

J’ai allumé la lumière, laissé tomber mon sac dans le couloir. Rien n’avait changé, rien, sinon la couche de poussière et la perspective du grand ménage qui allait avec. Dans mon bureau, les quatre ordinateurs que je remis en route semblaient ne pas s’être rendus compte de tout ce temps passé – ce qui n’était pas le cas du frigo : quand je voulus chercher un petit quelque chose à grignoter, je fus frappée par le nombre de produits à jeter, entre les yaourts périmés, la salade à demi moisie et le lait qui avait depuis longtemps tourné. Un tour au BHV s’imposait ; mais certainement pas ce soir. Sur le répondeur, plusieurs messages – « Qu’est-ce que tu fous, t’es pas venue en cours depuis deux semaines ! » Un charmant coup de téléphone de Laurent, aussi gouailleur qu’à son habitude. Et un appel un peu plus tendu de papa, qui datait d’avant que Vecteur Hugo ne règle l’affaire avec eux.

Tout était calme, trop calme, un silence dont je n’avais plus l’habitude. Je glissai dans mon lecteur CD un album d’IQ, le premier qui me tomba sous la main, et commençai à faire un peu de tri dans les fichiers de mes PC, pour passer le temps, surtout pour m’occuper l’esprit, en fait. Ca ne dura pas longtemps : il était à peine 20h30 lorsque le téléphone sonna. Un Philippe Nerval un peu las, un peu tristounet, qui venait de se rendre vraiment compte combien la vie sans Janus pouvait être fade. Et qui me rappela, par le ton de sa voix, que la vie sans Audrinn l’était tout autant. Je lui dis de passer ce soir encore ; et d’utiliser cette fois l’interphone, private joke datant de l’époque de notre première rencontre qui lui arracha un rire pas aussi chaleureux qu’à l’accoutumée. Je crois que pour lui, vivre sans Janus aurait été impossible ; je crois aussi que comme moi, il n’avait pas trop envie de rester seul.

Résultat direct : après encore quelques minutes de glande devant mes PC, à me demander comment nous allions nous y prendre, en fait, pour essayer de tirer Janus de la Toile, je décidai de passer un bon coup d’aspirateur, histoire de ne pas accueillir Philippe dans la poussière. Puis je dépiautai consciencieusement mon courrier. Factures EDF, GDF et Télécom – pas aussi remplies que d’habitude, parce qu’en un mois d’absence, on ne consomme pas des masses. Des prospectus, le genre de pièges à cons qui font croire aux gens qu’ils ont gagné un tas de fric, le genre de paperasse que je balance très vite au vide-ordures. Des cartes de vœux, celles de la famille, bien sûr, avec la signature un peu sèche de Camille et les condoléances de Laurent (c’est une de ses vannes préférées) ; le bonjour d’Aurélie partie aux sports d’hiver ; et une carte de Dominique, qui bronzait peinard à la Martinique, et qui m’a fait penser avec un petit sourire ironique que moi, j’avais fait bien mieux : j’avais passé une semaine sur Mercure ! En tous cas, j’allais avoir du boulot pour répondre à tout cela. Et puis je me rendis compte que ça sonnait à la porte, et qu’il fallait peut-être que j’ouvre à Philippe qui poireautait sous le porche, dans le froid et la neige.