Helga Melvany

Le loup-garou, cependant n’était pas loin. Durant le premier été, une jeune fille de son âge était morte en tombant d’une échelle dans la grange, et il se racontait qu’elle avait été éliminée par le patron, un sale cochon d’Autrichien ventripotent qui l’aurait mise enceinte d’une manière… un peu trop embarrassante. Mais Helga travaillait sereinement et ne prêtait pas ce genre d’attention apeurée à ces rumeurs. Ce n’est que le soir, où elle se sentit plaquée contre le muret des latrines, où elle entendit le patron lui dire d’être gentille et de se taire qu’un déchaînement de haine, provoqué par toutes les contraintes, les désillusions, les humiliations qu’elle avait déjà subies, se déversa contre le bourreau, et celui-ci s’écroula, en sang, le visage et le bas-ventre mutilés de longues estafilades.

Helga courut. Il y avait le lac à 2 lieues. S’y retrouver, s’y laver, s’y purger de cette souillure, de cette main lourde posée sur son épaule, de ce frôlement de ventre, de cette haleine sur sa nuque, de cette décharge de rage. Les roseaux l’accueillirent. Peu à peu, un chant féminin, doux et mélancolique s’éleva des frondaisons, accompagné d’une lumière oscillante. Helga releva la tête, les yeux toujours cachés dans ses mains. Fascinée par ce qu’elle pressentait, elle abaissa progressivement les bras et avança dans le lac jusqu’à la taille. Une femme aux longs cheveux noirs se perdant dans la nuit, vêtue de satin blanc, se trouvait à trois mètres d’elle, dans une barque comme éclairée par la lune. Ses vêtements glissaient sur l’onde et jouaient avec les poissons et les oiseaux qui l’accompagnaient. D’une voix douce, la femme demanda à Helga quelle était la raison de sa présence en de tels lieux.

Ayant écouté son récit, la femme prit la manche de son vêtement et essuya de la caresse de son tissu neigeux les souillures honteuses qui maculaient la robe et le tablier de la jeune fille. Ces croûtes noires et sèches se déversèrent avec un petit craquement sec dans une coupe circulaire vermeille que tenait la dame. S’exécutant sans vraiment comprendre à la demande de son interlocutrice, Helga offrit le contenu de la coupe au lac et aux animaux. Un liquide nourricier, pur, chaud s’échappa de la coupe en un long flot impétueux, embrasant de ses reflets les eaux. La coupe, devenue brûlante, s’échappa des mains d’Helga et s’enfonça lentement dans la vase. La femme posa ses deux sur son visage en lui murmurant ” Sois la bienvenue, nouvelle née. A la prochaine fête viens rechercher ce qui t’appartient “. Puis elle tendit la main vers la lune, qui se fit miroir, lui rendant le reflet d’une jeune fille au visage grave et rayonnant. Enfin, l’embarcation se couvrit de jeunes pousses garnies de fleurs blanches, qui sur un geste de la femme habillèrent Helga de leur velours profond. Helga se sentit vivre.

C’est d’un coup de pied dans le dos qu’elle fut réveillée le lendemain matin. Les mains engluées dans la boue, les vêtements couverts de vase d’un vert éteint tapissé de sel, un goût d’humidité rance dans la bouche, elle leva les yeux vers le ciel, elle distingua trois policiers qui la levèrent sans ménagement et lui attachèrent les mains. Éberluée, Helga essaya de se défendre, de parler… Mais toute la réalité lui revenait. La main du fermier sous la robe. La révolte. Le sang. Elle pleura.

Lors de son audition, elle apprit qu’un témoin l’accusait du meurtre du fermier et que la rumeur courait déjà dans tout le département que le crime aurait été l’oeuvre d’une sorcière. Plus précisément de la sorcière Helga Tolna. D’ailleurs, sa belle-mère s’empressait d’en rajouter, et la famille semblait la renier. Le juge, un tantinet plus rationaliste, la pressait de lui avouer où se trouvait le couteau, en lui promettant une commutation de la peine de mort en prison à vie. Helga crut distinguer dans l’horloge se trouvant derrière le juge la lune qui lui avait rendu une image si pure et si sûre d’elle. Elle répondit au juge qu’elle n’avait pas commis le crime. Qu’elle n’en avait pas la force physique. En prononçant ces paroles, elle revoyait dans sa tête ses ongles grandir à une vitesse folle et frapper sans merci. Elle ne scilla pas. Elle ajouta qu’elle s’était enfuie car le meurtrier de son patron, la surprenant sur les lieux du meurtre en train de lui porter assistance, l’avait poursuivie. Elle garda par devant sa conscience la certitude que de sales voyeurs avaient profité en spectateurs ravis aux viols qu’avait commis ce sale type sur ses employées.

Tout le monde était bien embarrassé. Les langues commençaient à se délier et le fils du patron, qui n’aimait pas trop ça préférait négocier rapidement et reprendre l’exploitation. L’accusation tomba sous le coup d’un non-lieu. Helga n’avait plus d’avenir social.