Helga Melvany

 

L’automne avançait, les arbres avaient perdu leurs frondaisons d’or et couvraient leurs branches matinales d’argent cristallin, les ombres mêlées de vent ondoyant caressaient les murs de la chaumière. La petite vache avait vêlé, le veau restait sous sa mère, bien à l’abri pour l’automne. L’Europe était entrée en guerre, mais qu’est-ce que cela pouvait bien changer au quotidien de deux femmes solitaires ? La Toussaint allait bientôt arriver, occasion pour Helga de se rendre sur la tombe de sa mère à Dunakiliti. Sur les conseils de la vieille Magrit, qui y avait une cousine, elle alla demander au curé de lui prêter sa mule, afin de pouvoir faire le voyage jusqu’au village toutes les deux, sans devoir s’abaisser à recourir à sa famille. Celui-ci accepta, et chargea Helga d’une lettre à remettre au curé de sa paroisse d’origine. Le voyage prit des allures de pèlerinage, avec station à toutes les chapelles mariales rencontrées en bord de route.

Pendant ces quelques mois où la nature était arrivée à sa pleine maturité, Magrit avait ouvert à Helga sa connaissance. Le père Jakubic sauvait amoureusement des squelettes végétaux jaunissants et cassants, des mues abandonnées, avec l’urgent désir de les classer, de les trier, de les étiquetter au nom de la Supériorité de la Raison Humaine. Margrit apprit la vie et la mort, l’harmonie des deux sur Terre, l’égalité des hommes avec la moindre sous-espèce de ver, la communion du vivant.

Les deux femmes arrivèrent à la tombée de la nuit à Dunakiliti. La cousine Dalma, une femme d’une cinquantaine d’années, les attendait, la table mise et le gruau fumant doucement dans la marmite. Deux jeunes enfants, ses petits-fils, jouaient dans la cuisine avec les épluchures du repas. Ayant à peine déposé ses bagages, Helga courut à la cure, où le prêtre la reçut en bras de chemise, rosissant de joie. Helga lui tendit avec beaucoup d’indifférence et d’ennui le lettre et lui promit de venir à la messe du lendemain. Elle rentra en tapant du pied dans tous les cailloux du chemin, puis haussa les épaules, soulagée. La tablée mangea joyeusement, en écoutant les babillages des petits.

Helga, et Magrit repartirent à pied aux alentours de 23 h, à la faveur de l’obscurité, enveloppées dans de longues pèlerines. La jeune fille, habituée à soutenir la pesante démarche de ses  bras sentit le poids de la vieillesse s’estomper. Interrogeant du regard Magrit, elle sourit à la malice du regard, à la fluidité des gestes, à l’accélération du pas. Elles arrivèrent en silence sur les berges redoutées du lac de Fertö.

Une petite trentaine de personnes, toutes vêtues de couleurs sombres et encapuchonnées se tenaient sur la rive, silencieuses. A l’arrivée de Margrit et d’Helga, une silhouette se détacha, à la voix, une authentique vieille femme, qui vint les saluer et questionna Helga sur son désir de devenir une Verbena. Helga répondit par l’affirmative. Elle comprit qu’elle devait à nouveau rencontrer la Dame blanche et reprendre la coupe qui était tombée dans l’eau.    

Helga se défit de sa pélerine et entra dans le lac, après s’être enduite d’une pommade qu’elle avait elle-même fabriquée au cours du chemin, redoutant la morsure du froid qui heureusement ne vint pas. Accompagnée du chant de la petite foule, elle nagea quelques mètres, afin de rejoindre l’endroit approximatif où elle avait rencontré la Dame. Un éclair de sang lui monta subitement à la tête et lui fit perdre pied. Elle refit surface en suffoquant. Une flaque de boue à l’odeur de putréfaction insoutenable l’entourait et enduisait ses cheveux. La nausée monta. Les yeux lui piquaient.  Elle replongea. Elle remarqua un objet brillant dans le fond : la coupe.

Elle nagea jusqu’à l’arracher de la vase, en se doutant bien qu’il se passerait quelque chose, les sens en alerte. Elle l’agrippa. Mais l’objet, au contact de sa main, était devenu lourd, pesant, enflait, dégageait autour de lui  un nuage de débris. Elle n’arrivait plus à le lâcher. Elle se sentit en danger de se noyer. De la pointe de ses pieds, elle traça un cercle sur le fond et incanta mentalement implorant l’aide des algues et des tous petits poissons pour soutenir et remonter le fardeau. Tout se passa très rapidement, des profusions d’algues apparurent et tirèrent l’objet tandis que les nageoires d’argent le guidaient vers la rive. Helga se retrouva sur la rive, emmêlée dans des guirlandes vertes, à quatre pattes, soufflant et crachant. Quelques torches s’étaient allumées et Margrit s’était assise à ses côtés, l’aidant à se remettre d’aplomb. C’est la sensation de froid à la main droite qui la fit regarder ce qu’elle tenait : un chaudron d’un bon mètre de hauteur, en acier brillant, peut-être du cuivre, mais alors, doré, brillant, du vermeil peut-être … des bas-reliefs en ornaient les flancs : des signes géométriques enchevêtrés, des runes, des lunes, des étoiles, des soleils, des animaux, courant sur le rebord. Ce chaudron était magnifique. Le déplaçant encore de quelques mètres en grimaçant de douleur, Helga plaça quelques branches sèches sous sa base et commença à chauffer l’eau qui s’y trouvait encore. Des motifs du chaudron brillèrent à la chaleur du feu de bois. Föld, ég, víz,  tűz chantonnait doucement Helga en remuant sa soupe de vase et en se réchauffant, enmitoufflée dans les couvertures qu’avaient apportées les autres convives. Les chants et les conversations se turent progressivement. Une silhouette blanche approchait doucement dans sa barque. Margrit remplit un bol et le tendit à sa protégée, qui, malgré sa répugnance à retourner dans l’eau glacée, l’apporta à l’arrivante. Celle-ci absorba le contenu du puis, plongeant sa main dans la barque, en sortir une couronne de fleurs, qu’elle déposa sur la chevelure encore humide d’Helga. Comme un parfum de verveine…

Qui se posa doucement sur la tombe de sa mère le lendemain, accompagné du bruissement doux des bruyères. Helga avait baillé pendant une bonne partie de la messe.