Le Miroir des Mondes

Mercredi 25 novembre 1997
Confrérie de la Lune Chantante

La route de Schirmeck n’est ni spécialement agréable à regarder, ni spécialement prévue pour les touristes. En fait, avec la bretelle d’autoroute juste à côté, elle est même carrément moche et bruyante, surtout sous la pluie. Mais il y a bien une particularité qu’on ne peut lui dénier : celle d’abriter, dans un immeuble ancien pas encore trop sali par la pollution, l’unique Fondation hermétiste de Strasbourg et de sa région.

C’est là qu’on s’est retrouvés, une fois sortis du bus qui nous avait déposés au Pipeau ; la pluie s’était calmée, et c’était pas trop tôt d’être enfin seuls, parce que les gens avaient fini par regarder bizarrement Philippe ne cessant de causer à voix basse avec son Janus invisible. Dans la série Regardez-moi-je-suis-un-gros-dingue, c’était pas mal trouvé. Nous nous sommes donc rendus à la réception du bâtiment en demandant à parler aux autorités compétentes, ce qui nous a valu d’être abordés par un Acolyte à la mine renfrognée qui n’aurait rien eu à envier niveau carrure à un Mark – les flingues dans les épaules en moins. C’était l’un de ceux qui nous avaient accueillis la première fois que nous avions mis les pieds à la Fondation, et il nous avait reconnus, Yann et moi. Le gars n’a quand même pas voulu croire que Philippe nous accompagnait, mais quelques phrases bien enrobées ont suffi à le faire changer d’avis et à nous mener tous trois dans le couloir permettant de gagner les étages inférieurs.

Le véritable cœur de la Fondation se situe en réalité dans son sous-sol. Par une petite porte à l’écart, on accède à un long escalier en colimaçon descendant vers la “cave” et ses salles secrètes. Quand je dis escalier, j’entends par là un vieux truc aux marches de pierre érodées glissantes d’humidité et aux murs couverts par endroits d’une drôle de mousse verte à moitié phosphorescente qui ne se trouve sans doute dans aucun bouquin de bio – un escalier qui paraît s’enfoncer dans les entrailles de la terre, mais que nous n’avons pas suivi jusqu’au bout, nous arrêtant à une lourde porte en bois donnant sur une grande salle au plafond en ogives et bourrée à craquer d’étagères et de vieux bouquins. N’empêche, j’étais sûre qui si on était descendus encore un peu plus bas, on aurait même trouvé des dinosaures logeant sous la Fondation.

Sans un mot, l’Acolyte taciturne nous a fait passer dans l’une des allées, entre deux rayonnages, pour nous laisser à une table occupée par deux hommes vêtus de sortes de robes de bure d’un joli brun vomitif. L’un des deux a hoché la tête quand l’Acolyte lui a dit quelque chose à voix basse, et s’est ensuite levé, sans doute pour aller prévenir les autorités compétentes mentionnées plus haut ; l’autre, qui était en train de recopier dans un volume vierge le contenu d’une grande feuille de parchemin, le tout à la plume d’oie, a cessé son travail, et nous a regardés en silence durant quelques secondes. Allez, va, mon pauvre vieux, je savais bien moi aussi qu’on te laissait avec nous pour qu’on n’aille pas faire de bêtises avec leurs bouquins trop lourds et leurs vieilles paperasses moisies. Quoique… A la manière dont Yann commençait à s’intéresser aux mousses tapissant la pierre des murs, ce n’était pas forcément une vaine précaution.

” Vous devez être les éclaireurs, c’est cela ? ” a commencé l’Hermétiste en essuyant sa plume d’oie (mais comment peut-on donc écrire avec un truc pareil ?) pour la mettre ensuite dans son support.

– Z’avez de ces mots ! ” rétorqua Yann en se rapprochant insensiblement du mur.

– Pourtant, il me semblait que vous n’étiez que deux…. ” fit un peu pour lui-même l’Hermétiste en se levant. ” Auriez-vous l’amabilité de me rappeler vos noms ?
– Bien sûr. Voici Yann Richeman, du Culte de l’Extase. Et moi je suis Anna Delay. Adepte du Virtuel.

– Daniel Dufour, Bibliothécaire Adjoint “, a répondu le copiste – et je me suis retenue de rire juste à temps ; le nom correspondait bien au personnage. ” Qui est donc le jeune homme qui vous accompagne ?

– Philippe Nerval, Orphelin ! ” Et Daniel Dufour ouvrit de grands yeux, visiblement peu habitué à ce que des mages ramènent des Orphelins dans une si prestigieuse fondation. Il s’apprêtait à dire quelque chose de désobligeant, sans doute, quand il remarqua Yann s’employant déjà à gratter la mousse sur le mur d’à côté.

” Mais…Mais… Arrêtez ! ” (Un Daniel Dufour complètement affolé qui se précipite sur Yann pour lui arracher la mousse en question.)

– Ben, je me suis dit que ce serait cool à fumer…” (Réponse bien tranquille de Yann, qui ne faisait rien de mal.)

– Vous… Vous êtes fou ? ! Fumer du Tass ! Mais qui nous a ramené un dingue pareil ? ”

Yann haussa les épaules, et partit en direction d’un autre rayonnage ; s’il comptait dérober de la mousse en douce, c’était raté, car l’un des Acolytes le suivit tout de suite après. Daniel revint vers nous, serrant la mousse dans sa main, stupéfait de voir qu’on pouvait oser porter atteinte à l’intégrité de la Mousse Magyque™ des Hermétistes ; Philippe et moi, on rigolait sous cape. Les XTC sont parfois des gens assez pénibles (doux euphémisme) à supporter à la longue, mais au moins on ne s’ennuie pas avec eux.

” Et à part la fumer, vous en faites quoi, de cette mousse ?…

– Nous ne la fumons p…” commença Daniel, avant de se rendre compte que je me payais sa tête. ” Elle sert à composer des encres qui tiennent durant des siècles, pour conserver nos écrits.

– Ah, c’est donc pour ça que vous utilisez des plumes d’oie…

– Oui, exactement !

– Mais si on mettait l’encre dans un stylo, ça reviendrait au même et ce serait plus simple pour écrire, non ? ”

A ces mots, l’Hermétiste a fait une drôle de tête. Phil se mordait la lèvre pour ne pas rigoler pour de bon. D’accord, c’était méchant de ma part de me moquer ainsi de lui, mais ce pauvre Daniel Dufour était si coincé et si sérieux que j’avais vraiment envie de le dérider un peu. En y regardant de plus près, sans son air d’avoir avalé un balai au p’tit dèje, il était même plutôt pas mal. Je pense qu’il devait avoir dans les 25-30 ans, avec des cheveux blonds coupés court (un peu comme Claude François ou Dave… enfin, passons sur le ridicule de la chose), des yeux bleus, clairs, un visage un peu anguleux mais aux traits fins et réguliers – un type plutôt mignon, en fait, et qui aurait été encore mieux si son expression grave ne l’avait fait paraître plus âgé. Cependant, il avait surtout l’air du gars jamais sorti de sa Fondation, et capable de prendre le panneau indiquant l’entrée du métro St-Michel pour une enseigne de MacDo souterrain. Le larguer seul dans Paris, ç’aurait été le larguer dans la jungle armé d’un cure-dent et d’un pistolet à eau.

Mais avant qu’on ait pu reprendre la discussion, un autre membre de la Fondation (reconnaissable à son horrible robe brune) s’est avancé vers nous. Il s’agissait d’un jeune Noir à l’air rieur (le pic d’hermétisation du coin n’avait apparemment pas encore causé chez lui des dégâts irréversibles), et qui semblait déjà un peu plus dégourdi que son aîné ne sachant plus trop où se mettre.

” Ah, frère Daniel ! Je dois vous transmettre les remerciements de frère Léon pour avoir réussi à faire marcher l’imprimante ! Vous aviez raison, en la branchant, ça va tout de suite mieux !

– Ah, parce qu’il y a l’électricité dans cette caverne ? ” dit Philippe pendant que Daniel Dufour gratifiait le jeune Hermétiste d’un ” Merci, frère Anselme, j’en suis bien content ” .

– Ben , évidemment ! ” répondit Anselme en se tournant vers notre Orphelin de service. ” On a même un ordinateur ! Et c’est aussi frère Daniel qui a réussi à le faire marcher !

– Un ordinateur ? ” (Ca, c’est la réaction typique d’un spécimen d’Anna Delay Sapiensis, l’œil brillant et la curiosité tout de suite en alerte.) ” Il est où ?

– Là-bas…”

Sur ce, frère Anselme me désigne du doigt une table à l’autre bout de la salle, autour de laquelle se trouvent trois moines – euh, pardon, Hermétistes – et qu’on peut bien apercevoir en se décalant de deux rayonnages. Et voilà que l’un des mages se décale pour prendre la feuille sortant de l’imprimante, me laissant face à une vision d’horreur qui arrête net dans son mouvement le spécimen sus-cité s’apprêtant à fondre sur sa proie. Car sur la table trône un affreux MO5 récupéré je ne sais trop où (sans doute dans la pile d’antiquités informatiques du Cash Converters), nanti d’un moniteur à graphisme CGA. Expression dégoûtée, dissimulée juste à temps. Mon coeur d’informaticienne et d’Adepte pleure de rage devant tant de misère. Si Hugo était là, il irait se pendre direct. Enfin… Puisque le frère Daniel a réussi à le faire marcher, ça prouve qu’il est un peu moins anachronique qu’on ne l’a tout d’abord pensé. Peut-être que d’ici dix ans, les Herms auront enfin compris que pour imprimer un texte en plusieurs exemplaires, on n’a pas besoin de le retaper à chaque fois.

” Alors ? Il est bien, non ?

– Oui… Oui, il est très bien… ” Décidément, des idées neuves seraient les bienvenues dans cette Fondation.

Un mouvement derrière moi a à ce moment attiré mon attention ; une charmante Hermétiste à la longue crinière rousse venait de rejoindre son confrère Daniel, et vu la tête qu’a alors faite ce dernier, j’ai vite compris qu’elle lui faisait… disons… un certain effet – voire un effet certain. Comme aurait dit l’une de mes connaissances parisiennes bien connue pour sa lourdeur et se vannes grasses : “Si sa robe de moine était en bronze, il sonnerait l’Angélus ! “

” Ah ! frère Daniel ! Le concile voudrait que vous leur ameniez les nouveaux arrivants pour le compte-rendu… dans la grande salle.

– La… La grande salle ? Ah… B…bien, sœur Elisabeth, j’y vais… tout de suite ! ”

Philippe a de justesse étouffé un ricanement, sans doute en réponse à un commentaire de son Janus (il doit être comme Kenny dans Southpark, celui-là : le seul à dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas, sauf qu’il n’y a que Philippe pour comprendre ce qu’il raconte parce qu’il est le seul à le voir). J’avais déjà pu constater la nette tendance de l’Orphelin à “parler tout seul”. Janus était apparemment omniprésent… et très bavard.