Le Miroir des Mondes

Sœur Elisabeth s’est éloignée, Daniel Dufour la suivant un instant du regard avant de se tourner vers nous (c’est marrant… elle, l’affreuse robe brune ne la rendait pas ridicule…). Yann est revenu à ce moment, l’air vaguement penaud, avec sur ses talons le grand Acolyte. Son expédition visant à gauler de la mousse devait avoir échoué.

« Bien… Puisque nous voilà tous au complet, nous pouvons y aller ! » L’Hermétiste nous a fait signe de le suivre, tentant de se redonner un air plus autoritaire. On a dû traverser toute la bibliothèque – et passer devant l’infect MO5 dont les trois mages s’employaient toujours à apprendre le fonctionnement – pour gagner une autre porte en bois, un peu plus grande que celle par laquelle on était arrivés. Je commençais à avoir froid, et à me demander si la Fondation avait aussi pensé à installer le chauffage dans son sous-sol. Les Adeptes du Virtuel rêvent-ils de chauffages électriques ?

La porte s’est ouverte sur une haute salle qui elle aussi ressemblait à une crypte, mais plus haute que la précédente… et encore plus froide. Soutenue par de hautes colonnades de pierre moussue, elle comprenait en son centre une longue table rectangulaire qui paraissait faite de chêne ou d’ébène massif – dur à dire, à la lumière des bougies. Devant, quatre chaises nous attendaient ; de l’autre côté étaient assis trois hommes vêtus des longues robes brunes de circonstance, et sans doute aussi vieux que les murs eux-mêmes tant ils avaient l’air croulants – surtout celui du milieu, derrière lequel se tenait un quatrième Hermétiste, d’une quarantaine d’années celui-là, mais au visage tout aussi austère que ceux de ses aînés.

Je les avais déjà rencontrés. Les trois dirigeants de la Fondation.

« Maître Rodolf. Maître Bartolf. Maître Albérich », a murmuré Daniel Dufour en inclinant la tête pour les saluer. Celui du milieu, Bartolf, nous a fait signe de prendre place sur les chaises inoccupées.

Génial. Une salle glacée et pleine de courants d’air, de vieux gâteux à l’air rébarbatif, et un joli petit interrogatoire en perspective. Rien de mieux pour continuer la journée, surtout avec Philippe qui rigolait déjà tout seul dans son coin.

« Voici les éclaireurs, mes Maîtres…

– C’est ce que je constate ! » Albérich, aussi antipathique que lors de notre première rencontre – et il ne faisait apparemment rien pour s’améliorer. « Mais j’aimerais bien savoir pourquoi ils sont déjà de retour !

– Et ce que fait avec eux cet autre individu ! » (Rodolf) « Nous avons suffisamment d’occupations en ce moment, avec le concile qui se prépare à Doissetep.

– Certes… » Daniel, murmurant toujours. « Mais…

– Vous trouvez ça drôle ? » cingla Albérich en gratifiant Philippe d’un regard noir. « Et vous, l’Avatar, je vous prie de cesser vos pitreries et de vous tenir tranquille ! »

Cette dernière remarque s’adressait sans aucun doute à Janus – chapeau quand même, le gars, parce que moi je ne réussissais pas à le voir, et de toutes façons, j’aurais même pas su comment procéder. Philippe s’est quand même un peu calmé, et c’est alors qu’est intervenu Bartolf :

« Allons… L’heure n’est pas aux discussions stériles, et nous avons tous mieux à faire que cela. Tout d’abors, j’ai à vous faire part d’une nouvelle quelque peu déplaisante, du moins pour certains d’entre vous… » Il s’est tourné vers moi : « Nous avons maintenant la confirmation que Simon Kopaczek est mort ; son corps a été retrouvé ce matin. Je crois qu’il appartenait à votre Tradition, Mademoiselle. Je suis désolé. »

D’accord, j’étais déjà au courant. Mais ça faisait du bien de constater qu’au moins, il ne comptait pas pour quantité négligeable aux yeux d’un Primus Hernmétiste. Comme je disais, c’est pas parce que je le voyais rarement que je ne tenais pas à l’un de mes compatriotes.

« Vous le saviez déjà ? » a fait Albérich, à la fois méfiant et intrigué.

– Les nouvelles vont toujours vite, chez nous. Et puis, Simon était un AV. Les nôtres doivent tous être au courant, maintenant. » Tiens, prends ça dans les dents. Comme ça tu comprendras qu’on a beau ne pas causer le latin couramment, on n’est pas non plus des sous-merdes.
Bartolf nous a ensuite demandé d’expliquer clairement la situation et la raison de notre si rapide retour, ce dont je me suis chargée. Le motif de notre descente à la Sebek, la rencontre fortuite avec Philippe Nerval, Orphelin de son état (ce qui n’a pas semblé les ravir…), la discu qui s’était ensuivie, et notre prise en chasse par les Technomanciens. Inévitablement, Albérich s’est senti obligé de râler comme une otarie au sujet de Philippe, comme quoi il n’était absolument pas certain qu’on puisse lui faire confiance. Mais je gardais le meilleur pour la fin, et quand j’ai mentionné la trêve proposée par le très british Korbren, j’ai bien cru qu’Albérich allait sauter au plafond et que Rodolf était sur le point de s’étrangler.

« Une trêve ? ! » cracha Albérich. « Mensonges que tout cela !

– Ah, mais c’est pas mon idée…

– S’ils croient que nous allons tomber dans ce piège grossier ! Je ne sais pas ce qu’ils cherchent, mais nous n’avons rien à faire avec ces damnés Technomanciens !

– Et s’ils avaient vraiment des ennuis ?… » l’a interrompu Bartolf à mi-voix, croisant ses vieilles mains noueuses devant lui. Ses trois compagnons l’ont regardé, l’air plus ou moins étonnés par ce qu’il venait de dire. « Nous devrions y réfléchir… » Il m’a à nouveau fixée de son regard bleu presque trop intense. « Dites-moi, jeune fille – Anna, c’est cela ? – il s’agit bien d’une demande de trêve dont ils vous ont fait part ?

– De quarante-huit heures. Je pense qu’ils ont assez à faire avec le problème de la Sebek, et ne veulent pas d’accrochage avec les Trads…

– Vous pensez ! » Oui, Monsieur Albérich, ça m’arrive. Et c’est pas la peine de bondir comme ça de votre chaise. « Vous devriez plutôt penser qu’il s’agit d’une ruse !

– Et alors ? Vous êtes la principale Fondation de la ville, c’est quand même mieux de vous mettre au courant, non ?

– Du calme, du calme… » Merci, Rodolf, enfin quelqu’un d’autre qui commence à se dire qu’on n’est pas que des crétins finis. « Bartolf a raison. Nous ne pouvons pas considérer à la légère cette proposition bien trop rara. Frère Daniel, qu’en pensez-vous ? »

L’interpellé relève la tête, tout surpris de voir l’un de ses Maîtres s’enquérir de son opinion. Hésitant sur la conduite à tenir, il se range à l’avis de Bartolf. Décidément, une personne des plus modérées, ce gars-là. Mais c’est pas forcément toujours un mal. « Je crois… qu’il faut rester prudents.

« Et vous, Albérich ?

– C’est insensé ! Nous n’allons tout de même pas les renvoyer là-bas pour voir ce que veulent ces hommes ! C’est bien trop dangereux !
– Tout ceci mérite à mon goût délibération… » C’était le grand blond, derrière Bartolf, qui venait d’ouvrir la bouche.

– Frère Nicholas à raison. Je propose que nous en discutions au préalable entre nous, et que nous nous retrouvions tous dans cette même salle d’ici une heure. Cela vous va-t-il ? »

Haussement d’épaules mou de la part de Yann. Philippe et moi, on s’est regardé un instant avant d’acquiescer – il faut dire que je n’avais aucune envie de moisir plus longtemps dans cet endroit. Lorsque Daniel Dufour nous a reconduits à la biblio, j’ai bien ricané sous cape en voyant Philippe le scier pour qu’en attendant, il lui en fasse connaître un peu plus sur les mages. Tous deux sont allés fouiner dans les bouquins et les vieilles paperasses ; moi, j’ai regagné le hall d’entrée de la Fondation pour me servir un café bien noir et bien chaud au distributeur (ça, au moins, ils connaissent…) et, assise sur l’une des banquettes – juste à côté d’un radiateur – sortir mon Trin pour tâcher de fouiner un peu plus dans les dossiers de Schmidt et compagnie.

Facile de tomber sur les informations officielles – noms, photos, adresses et professions. Toutes ces choses sont d’ordinaire facilement accessibles, et je poussai même le vice jusqu’à tirer tout cela sur imprimante.

Carter Maxcellin, vingt ans – un peu jeune quand même pour son boulot de « détective privé ». Originaire de New-York, arrivé à l’aéroport d’Entzheim le 8 novembre – c’est le 10-11 que tout a pété à la Sebek. Typiquement XTC, si on y regarde bien : les cheveux blonds portés longs sur un côté de la tête, l’autre étant soigneusement rasé. Et le regard bleu pétillant de quelqu’un qui a l’air de comprendre tout ce qui se passe dans le monde. Rhiannon, Verbena elle aussi d’origine américaine, une copine de Carter, en fait. Ezéchiel Darambo, étudiant strasbourgeois en théologie ; beau gosse ténébreux, un peu mal rasé, avec trois grains de beauté formant un triangle au milieu de son front. L’air de fuir l’objectif, comme s’il n’aimait pas qu’on aille s’intéresser de trop près à lui. Je me demande d’ailleurs si je ne l’avais pas déjà une fois croisé, de loin, en traversant le campus. Et Christophe Schmidt, qui aurait pu passer pour un parent de Kopaczek tellement il lui ressemblait. Petit génie de l’informatique, détenteur d’une maîtrise en informatique et recherche nanotech (mention Bien), et tout ça à tout juste vingt-et-un an. Proprio du magasin d’info sur le Quai des Pêcheurs, spécialisé dans le recherche et l’exportation de puces et de produits de hardware – quasiment l’endroit où on allait prendre le café, derrière le comptoir, quand on venait chez lui chercher un peu de matos «paradigmatiquement spécial». tout l’immeuble lui appartenait, et il vivait au-dessus du magasin avec Sam (par ailleurs licencié en langues classiques et titulaire d’une maîtrise de lettres, et détenteur de 45% des parts de la boutique). La plupart de ces choses, je les savais déjà. Mais mieux vaut être sûre de son coup, surtout quand on ne sait même pas où aller chercher ces personnes.

Quant aux Acolytes de Simon, les deux frères Lucas… Le premier était tout bonnement mort, selon les dossiers ; l’autre avait fini à l’hosto en même temps que Samuel, brûlés aux 2ème et 3ème degré sur plus de 60% du corps, et aux bons soins d’un certain docteur Irgard. Je ne sais pas trop ce qui avait bien pu leur arriver, mais j’aurais pas aimé être à leur place. De toutes façons, le Chu, il est bourré de Progéniteurs.
J’en étais donc à imprimer tout cela quand Audrinn m’a recontactée, après être de nouveau allé fouiller dans des dossiers pas très officiels. A part l’enterrement de Simon, prévu pour le lendemain à quatorze heures, il avait découvert que notre ancien chef de file, autrefois membre d’Itération X, avait été, aux USA, à la tête de la Sebek durant quatre ans en compagnie de Guido Sardenia. Ce même Sardenia qui dirigeait maintenant le Sebek à Strasbourg – et avait accessoirement lui aussi disparu. Ils avaient tous deux travaillé sur un certain «projet Zodiac», après quoi Kopaczek avait décidé de passer à l’ennemi. Des fois, je me demande quand même bien où Audrinn va aller chercher tout ça.