La Source du Dragon

Errance

Désormais perdus dans les obscurs souterrains s’étendant sous la ville de Vienne, le petit groupe se rassemble autour de l’unique lanterne qu’ils possèdent encore, cherchant à savoir exactement où ils se trouvent. Eux qui pensaient tout d’abord arpenter les égoûts se rendent rapidement compte qu’ils sont plutôt dans des catacombes : autour d’eux l’on peut des reliquaires placés le long des murs, des bras privés de corps tenant encore des lambeaux de bourses à demi-pourris, un crâne grimaçant auquel deux clochettes de cuivre sont restées accrochées… D’un autre côté, le parc du Prater est loin derrière eux maintenant, et l’eau dans laquelle ils pataugent, bien que sale, n’empeste plus l’Entropie comme dans le sanctuaire maudit d’Ennea Kephalos.

Voyant que leur lanterne commence à crachoter dangereusement, Jan et Irena improvisent deux torches avec le manche de la pelle et quelques haillons pris sur les ossements. Le petit groupe commence alors à marcher vers ce qu’ils pensent être la direction de Vienne. Toutefois, après une centaine de mètres à peine, ils se heurtent à un mur de lourdes briques bloquant entièrement le passage. Jan l’inspecte rapidement : sa structure est radicalement différente de celle des murs qui les entourent, et semble beaucoup plus récente. Cela laisserait à penser que quelqu’un a peut-être voulu sceller un passage existant. Irena marque le mur d’une croix afin de savoir que ce chemin-là est condamné, si d’aventure les quatre compagnons venaient à revenir sur leurs pas sans s’en rendre compte. Puis ils reprennent leur route parmi ces canaux étroits et obscurs, dont les parois sont frappées çà et là d’un chrisme à demi-effacé. Aux cous ou aux poignets de certains des corps sont accrochés de petits crucifix faits métal ou de bois, des reliques rudimentaires, souvenirs macabres d’une époque révolue. Helga en prend un au passage, son visage presque songeur. L’air est lourd de la puanteur douceâtre de cadavres partiellement momifiés, et fort étrangement, l’endroit semble avoir été fréquenté il n’y a pas si longtemps de cela.

Voies sans issue

A trois reprises, les Mages se retrouvent face à l’un de ces passages récemment murés ; il ne fait plus aucun doute à présent que quelqu’un a cherché là à interdire tout accès à la ville. Jan tente de percevoir mystiquement l’espace qui s’étend derrière ces murs, tandis qu’Irena se concentre sur les flux d’Entropie ambiants afin de s’assurer qu’aucune menace imminente ne pèse sur eux. La Fortunus pense alors distinguer à l’intérieur de son cercle focal, tracé hâtivement à la craie, une marque indiquant une poche d’instabilité située non loin d’eux, peut-être une issue.

Cette fois, c’est un demi-kilomètre qu’ils parcourent avant de se heurter de nouveau à un mur. Jan suggère de faire demi-tour, mais alors qu’elle tend la main pour toucher les briques, Irena réalise que c’est bien ici que se trouve l’instabilitié qu’elle avait perçue un peu plus tôt : sur le côté droit du mur passe un peu d’air, une très légère brise qui fait danser la flamme de leurs torches. Plusieurs de ces briques ne sont en fait pas cimentées, et Jan parvient assez facilement à les desceller de quelques coups secs. De l’autre côté, les trois Mages et Francesca ne tardent pas à apercevoir un corridor identique à celui qu’ils viennent de parcourir, à peine illuminée par une étrange lueur bleuâtre — celle d’une autre torche, peut-être. Ils passent alors par cette ouverture improvisée, prenant soin de replacer derrière eux les briques afin de donner l’illusion que l’entrée est restée intacte. Mais au moment où Jan place la dernière pierre, il heurte un crâne du coude, l’envoyant se briser sur le sol avec un craquement sinistre. Bientôt d’autres sons tout aussi inquiétants résonnent dans les ténèbres autour d’eux, un doux cliquetis d’innombrables os s’entrechoquant… Tous se rapprochent instinctivement les uns des autres, craignant d’avoir attiré l’attention d’esprits vengeurs. Irena est petit à petit saisie par l’impression d’être entrée dans un univers froid et inhumain, mais néanmoins animé d’une vie propre, comme si les tunnels autour d’eux n’étaient en fait que le réseau sanguin de quelque géant endormi ; c’est bien la première fois qu’elle ressent une telle chose.

Corridor

Ce nouveau bruit semble rester fort lointain, et ne pas se rapprocher. Scrutant les ténèbres, mais ne distinguant rien de particulier, le petit groupe prend finalement le risque d’avancer. Une bonne centaine de mètres plus loin, ils se retrouvent face à un embranchement; c’est une fois engagés dans le tunnel de gauche qu’ils entendent à nouveau cet étrange bruit d’os cliquetants, bruit qui semble maintenant plus proche. Ne sachant toutefois trop où aller, ils continuent sur leur voie, et le boyau se change peu à peu en voie descendante, faite de marches à demi érodées. Jan est certain que cette direction est la bonne, et qu’ils arriveront immanquablement à Vienne, même des dizaines de mètres sous la surface. Toutefois, l’Akashite s’arrête bientôt: il vient de percevoir un nouveau son, à une cinquantaine de mètres de là, en provenance d’un nouveau carrefour, et enjoint ses deux compagnes à la prudence.

Au moment où ils parviennent à ce croisement, les mages aperçoivent quelque chose arriver du boyau leur faisant face, progressant à un rythme lent et mesuré. Devant eux danse une lueur bleue, froide, et ils se rendent compte qu’il s’agit de celle d’une lanterne aux vitres teintées suspendue à la proue d’un frêle esquif, croisement entre une barge et une gondole, qui semble comme environné d’ombres mouvantes. Debout à l’avant se tient une silhouette partiellement voûtée, encapuchonnée, vêtue d’une robe de bure souillée d’une sorte de mousse verdâtre. Ses mains sont longues, osseuses, blanches et parcheminées. Entre ses doigts, elle tient une perche lui servant de toute évidence à manoeuvrer sa barque, et ses dents qui s’entrechoquent régulièrement révèlent que c’était cette créature qui produisait l’étrange son entendu à plusieurs reprises dans les tunnels. Et lorsque l’embarcation se dirige sans hésiter vers le petit groupe, Irena ne peut s’empêcher de frissonner, car les ondes fugaces mais nocives d’Entropie qui se dégagent de cet être lui sont presque tangibles.

Schnatter

La barque s’arrête face au groupe. La créature pose sa rame, puis croise les mains, observant en silence durant quelques instants. Puis elle tend un index griffu, qu’elle pointe sur Helga, avant de prononcer distinctement son nom… La Verbena lui demande le sien en retour; levant sa main gauche de façon hésitante, il finit par murmurer qu’il s’appelle Schnatter — un nom fort curieux pour un être qui ne l’est pas moins. A sa demande, Helga lui dit également qui sont ses deux compagnons, et c’est alors que Schnatter se met à ricaner: “Perdus? Helga cherche Vienne?”, et qu’il offre de remédier à ce problème… en échange d’un paiement.

Helga propose de lui offrir de l’argent, mais il relève brusquement la tête, révélant la peau rugueuse et blanchâtre de son visage, et ses yeux jaunes, rageurs, défiants. D’un geste vif, il tent à nouveau le bras vers elle, et alors qu’elle se tient fière et droite devant lui, sans broncher, vient légèrement griffer son sein gauche: “Payer, ou… perdus.” Les mages comprennent bien vite: s’il s’agit là d’un vampire, comme on pourrait le soupçonner d’après ce qu’en avait dit Hector quelques temps plus tôt, le paiement en question doit de toute évidence se faire en sang, et peu lui importe que ce sang vienne d’êtres qui ne sont pas exactement des humains comme les autres. N’ayant pas le loisir de tergiverser ou de se fier à un autre choix, tous trois finissent par accepter le marché, négociant toutefois de pouvoir se partager aussi le paiement de la part de la pauvre Francesca, déjà trop faible pour perdre encore plus de sang. De la besace sur son épaule, Schnatter tire alors une fiole d’alchimiste, cerclée d’un fin maillage métallique, et c’est dans un silence de plomb que Jan, Helga et Irena s’entaillent chacun légèrement le poignet afin de verser leur sang dans le récipient. Schnatter tente tout de même d’exiger une autre fiole; Helga parvient à le convaincre qu’il l’aura, mais seulement lorsqu’ils les aura menés à bon port, à la sortie des égouts.

Echappatoire

La transaction achevée, les mages et une Francesca si effrayée qu’elle ne réagit même plus montent à bord de l’étroit esquif, peu rassurés. Schnatter reprend sa fiole, se saisit à nouveau de sa rame, et d’un coup sec propulse l’embarcation sur le canal clapotant. Le trajet se fait là encore dans le silence. Les compagnons d’infortune ont la sensation d’évoluer dans un monde nouveau, une dimension malfaisante, à l’hostilité sourde. Ils devinent plus qu’ils ne voient la présence d’autres créatures autour d’eux, sans doute des compagnons de Schnatter. Après un certain temps, un murmure grandissant se fait entendre, et ils pénètrent dans une gigantesque pièce circulaire, de la taille de la place du Stefansdom, ornée de grandes vasques enflammées, et du plafond de laquelle tombe une chute d’eau. Apparemment, le vampire qui les mène respecte là sa parole, et les conduit bien droit sur Vienne.

Un certain temps s’écoule encore avant qu’il n’arrête sa barque devant une ouverture artificielle pratiquée dans les égouts, laissant entrevoir plus loin un tas de caisses empilées. Les trois mages et Francesca descendent, prêts à se plier une seconde fois au paiement nécessaire, lorsque Schnatter aperçoit le crucifix au poignet de Helga, cette même croix qu’elle avait ramassée plus tôt lors de l’errance dans les boyaux obscurs. Soudain fasciné par cet objet, il lui propose de le lui échanger contre le reste du prix de la traversée, ce que la Verbena accepte, trop heureuse de ne pas avoir à sacrifier plus de sang encore, avant de faire signe à ses compagnons de vite s’éloigner avant qu’il ne change d’avis. En partant, sans se retourner, Schnatter lui murmure toutefois ces étranges paroles: “Au revoir, Sombre Reine. Soleil. Sombre Reine. Ne pas abandonner.” Helga n’a pas l’occasion de lui demander comment il connaît ce “titre” qui est le sien, car rapidement, la barque disparaît dans les ombres d’un tunnel.

Retour au monde des humains

Encore quelque peu secoués par leur aventure de la nuit, les quatre humains prêtent enfin attention à l’endroit où ils se trouvent, et réalisent qu’il s’agit là de la cave d’un restaurant, comme l’indiquent les jambonneaux et autres saucissons pendus au plafond. Plus loin, une échelle, que Jan gravit rapidement afin d’ouvrir la trappe. L’odeur légère de bois chauffé qui leur parvient alors aux narines achèvent de les convaincre que le monde des humains est proche. Jan n’a pas le temps de distinguer plus qu’une table et des chaises: une paire de pieds vient emplir son champ de vision, la trappe lui est arrachée des mains, et une lourde silhouette bedonnante, portant un tablier de cuir, se penche vers lui, demandant: “Mais qu’est-ce que vous faites dans ma cuisine?” Sans se démonter, Jan lui répond calmement que lui aussi aimerait bien le savoir.

Le cuisinier se montrant bien plus étonné qu’hostile, Helga, Irena et Francesca finissent par suivre leur compagnon, et tous se retrouvent dans une cuisine de taille imposante, sous les regards surpris de deux commis. Leurs questions incessantes concernant le pourquoi de la présence ici de quatre personnes crottées en provenance de la cave sont vites interrompues par Helga, qui demande à leur acheter quatre petits-déjeuners copieux pour le double du prix, ce que le cuisinier s’empresse d’accepter.

Et c’est donc ainsi, dans la cuisine du Simmerholdt, que s’achève un périple qui ne fait néanmoins qu’annoncer plus de tribulations encore…